Ce propos prend pour objet de réflexion les notions de culture, art, littérature, qui sont des termes-valeurs problématiques. L’art, accueilli ici comme objet anthropologique spécifique pose de questions radicales dont celle de l’œuvre d’art, définie, de prime abord, comme un individu produit par un individu. L’art se distingue nettement de la question des arts, par l’emploi des articles défini singulier et indéfini pluriel. Le singulier renvoie ici aux problèmes de la valeur, dont relève l’opposition apriorique entre objet d’art et œuvre d’art ; le pluriel indique des pratiques concrètes. En ce sens, la littérature, relevant d’une pensée de l’art, est une pratique du langage comme moyen d’expression. Autrement dit, la littérature un modèle d’une théorie de l’art, bien qu’elle y soit incluse. Le langage, de ce point de vue, devient notre champ d’interrogation. Notre position, en effet, est celle d’une poétique. Elle implique, en cela, le sens de la littérarité, la recherche de la valeur. L’art et la littérature n’échappent donc pas à une catégorisation, toujours différente, de la valeur.
 
Ces deux notions, pour les anthropologues, font partie de la culture, prise ici dans son rapport à l’art, en conservant l’ambiguïté entre l’art et les arts. La culture, souvent opposée à la nature ou assimilée à la civilisation, révèle, comme mode d’approche de l’art et de la littérature, des enjeux spécifiques, dont le titre de Jean Dubuffet l’Art brut préféré aux arts culturels est significatif. Il s’agit donc, pour nous, de comprendre ces enjeux, et de faire observer une autre approche du rapport entre littérature et art, sans relation d’inclusion avec la notion de culture.
 
Le langage est le lieu de tous les débats. Sa parenté très proche avec le problème de l’art, de la culture et de la pensée d’une façon générale n’est pas nouvelle. Depuis Sapir, en anthropologie, ou Benveniste, en linguistique essentiellement, le langage semble être la seule institution possible pour construire de la valeur. Certes, chez l’un ou l’autre, le langage fait l’objet d’une approche singulière, mais il reste vrai qu’il donne lieu, à chaque fois, à une recherche de la valeur de l’œuvre, dont il offre souvent l’illusion qu’il est l’objet. En effet, cela implique une réduction de l’œuvre à un ensemble de signes que l’on décode et interprète. Or il semble que le seul langage de l’art est celui provoqué par l’œuvre. Autrement dit, une œuvre n’est peut-être pas destinée à être interprétée. En ce sens, le langage de « l’œuvre » serait celui de l’interprète et à lui seul sans la possibilité de l’exporter à un autre individu. Ce langage n’est donc plus un langage, dans l’exacte mesure où le langage est lié à l’idée de la communauté. En effet, pour Émile Benveniste, « Je » implique « tu ». Pour Edward Sapir, le langage est un art collectif1. Le primat du langage dans notre champ d’investigation définit clairement notre position, qui est celle d’une poétique. Opposée à l’esthétique, qui est du coté du sensible, de l’émotion pour Baumgarten ou Kant, la poétique interroge le sens et la valeur de l’œuvre, considérant en effet que l’art est toujours un problème. Les pragmatistes américains ont déplacé cette question de l’art du côté de l’aesthesis, de l’émotion. Au même titre que l’esthétique, l’art est, par conséquent, un objet de la philosophie. Pour les pragmatistes américains, l’art, qui englobe la littérature du point de vue de la valeur, est assimilé à des pratiques artistiques traditionnelles ou contemporaines. Autrement dit, pour les philosophes pragmatistes américains, « l’individu qui parle donne l’évènement et son expérience de l’évènement »2. Cela signifie que l’événement est lié au discours.Parce que l’évènement est lié au langage qui le crée dans le présent de la parole. Dans ce cas, l’observateur ne peut pas ne pas être dans l’observation. Cette hypothèse rejoint l’idée de Benveniste selon laquelle une expérience devient un événement sitôt qu’elle doit être parlée, impliquée au choix de lexique, de sens. C’est, au fond, montrer la capacité du langage à rendre compte de tout. On est dans la question qu’est-ce que c’est à laquelle on répond c’est, qui représente et matérialise à la fois. L’évènement relève donc de la valeur, du point de vue et du langage.
 
 Le langage étant, pour Benveniste et Dessons, une faculté humaine de s’individuer dans une langue. L’idée de représentation s’oppose à celle de présentation, qui suggère une continuité naturelle. Les deux impliquent la question de l’altérité et de la logique du même. C’est l’idée que sous-tend la communication inter-subjective proposée par Benveniste. Pour lui, le monde est une réinvention du langage et seulement dans cette mesure l’infini du monde est dans le présent de la parole, le présent comme moment où l’on parle. Pour le locuteur, on parlera donc de représentateur et pour l’auditeur de recréateur. Le préfixe re souligne le caractère itératif de l’acte, du processus de signification ; puisqu’à l’évidence il est question de discours, comme langage en action.
 
Tout cela implique une idée de l’art, dans son rapport étroit au langage, comme un ensemble de discursivités ayant pour seul objet une pensée de la valeur. Au sens où une œuvre d’art en est une si elle affole les discours qui en rendent compte. Ces discours, créateurs de la valeur, traduisent une activité critique, qui garantit, selon Hugo, le progrès de l’art. L’art semble être, partant, le lieu où s’invente une pratique du dire comme éthique, au sens où le langage est éthique avant d’être sémantique suivant le propos de Benveniste. Dire «  je pense que » ou « je refuse que » sont, pour lui, des actes éthiques. Ce point de vue linguistique définit le terme éthique comme le devenir du langage d’un individu. Le vocable éthique signifie se situer par rapport à un monde signifiant. C’est en ce sens qu’on a compris le rapport entre le langage et le monde.
 
L’approche de Benveniste, qu’on a pas approfondi, nous permet d’aborder à présent les différents aspects de la notion de culture, comme civilisation ou antagonisme de la nature ; sans perdre de vue le problème du langage et celui de l’art. L’opposition nature et culture est récente. Elle date de l’époque de Rousseau, qui opère dans ses travaux d’écriture une distinction entre civilisation et nature. Le terme nature renvoie, chez Rousseau, à ce qui n’est pas réalisé par l’homme. Il s’agit, plus exactement, d’un idéal éthique qui considère la nature ou le naturel comme ce qui est vrai, authentique et sain. Chez le pragmatiste américain John Dewey, qui opère une relation entre nature, culture et art, cette opposition est remise en question. Sa position donne lieu à un paradigme dualiste : celui de l’Art comme création et celui de la nature comme un englobant de l’environnement, de la vie normale. Ce paradigme procède de sa pensée qui rejette l’antagonisme également sociologique entre le processus de la vie normale et la vie artistique.
 
En clair, Dewey soutient une influence de la nature et de la culture sur l’homme. Le fait que la civilisation se prolonge, que la culture se promeut est, pour lui, l’évidence que les espoirs et les buts humains trouvent un fondement et un support dans la nature. La deuxième opposition que dénie Dewey est celle du spirituel et du matériel, déjà présente chez Platon. En effet, Dewey postule qu’il y a des conditions dans lesquelles le spirituel ou l’idéal peuvent se réaliser corporellement.
 
Ce déni d’opposition que manifeste Dewey le conduit à une autre approche de la nature (avec son paradigme de l’environnement) comme la glose d’une essence par une situation (la situation correspond ici à l’environnement, et l’essence à la nature). Cette observation empêche, pour Dewey, de penser dans la notion d’environnement l’idée de l’homme comme centre. Cette réflexion nous amène à interroger le statut que l’on accorde, alors, à l’instance environnée, celle que Benveniste nomme l’instance déictique ou « je ». Cette instance qui parle a, pour Benveniste, cette fonction d’organiser la référence au monde à la situation d’énonciation. C’est-à-dire toutes les références temporelles, spatiales à partir du locuteur. Pour Benveniste, c’est le point de vue qui crée l’objet.
 
Les antagonismes contre lesquels s’insurgent Dewey montrent que sa conception de la nature, sa notion de l’homme sont spécifiques. En effet, pour lui la nature est la mère et la maison de l’homme. Autrement dit, la nature est l’origine et l’homme son produit. L’homme ici est un individu qui est par et dans la nature. De fait, la pensée de Dewey est dialectique. Elle vitupère contre les oppositions et combat pour les dualismes. Ainsi, la notion de culture devient, chez lui, le produit d’une interaction cumulative avec l’environnement. On est, en ce sens, dans l’anthropologie de l’acquisition. La culture est, au final, une somme de valeurs.
 
Cette définition de l’homme que propose Dewey s’oppose radicalement à celle de Benveniste, qui prône une naissance de l’homme dans la culture. En effet, pour Benveniste, la culture est l’interprétant de l’homme comme historicité. En termes concis, la culture serait le moment où la discursivité devient manière. Selon Benveniste, la culture forme l’individu et la société et les transforme également. Si l’on prend en compte ce postulat, il semble qu’on est plus dans le rapport d’inclusion ou de continuité soutenu par Dewey. Chez Benveniste, qui prend donc le contre-pied de la pensée de Dewey, la culture est critique de la notion de civilisation. Inhérente à la société des hommes quel que soit le niveau de civilisation, la culture, étant discursive pour Benveniste, est une dimension de subjectivation : Dire « je » est l’essentiel. Implicitement ou explicitement, la culture reste donc liée à la discursivité. Pour Benveniste le langage, comme produit de la culture, enseigne la définition de l’homme. Ce point de vue, qui est celui d’une anthropologie linguistique, est en partie défendu par Edward Sapir : « La parole (ou le langage) est une fonction non instinctive, acquise, une fonction de culture. »3. Cette citation montre seulement que l’homme naît dans la culture, puisque Sapir précise que si on élimine une société à laquelle appartient un individu, il est certain qu’il n’apprendra jamais à parler, à communiquer ses idées selon le système traditionnel auquel il appartient.
 
La séparation qu’opère Benveniste entre culture et civilisation pose la question de la valeur à l’idée de progrès : Q’est-ce que c’est qu’un peuple civilisé ? Dans son procès de définition de la culture, Benveniste oppose cette notion au biologisme. Dans ce cas, on peut supposer que la notion de marche, qui chez Sapir est une fonction biologique intrinsèque à l’homme, ne relève pas de la culture. Il s’agit, pour Benveniste, de considérer le vivre comme n’ayant pas de valeur biologique. L’homme, à la différence de l’animal, dispose du langage pour signifier, pour communiquer. Il est doué de cette capacité de symbolisation que l’animal n’a pas. Cette symbolisation, on le sait, est une manière d’exister en disant « je ». C’est aussi un mode d’individuation, un mode de devenir quelqu’un par le truchement d’une langue. De ce point de vue, on peut dire que le langage sert à vivre, à exister, avant de servir à communiquer. On s’aperçoit, dès lors, que la notion de culture se rattache définitivement à la définition de l’homme, individué par le symbolique, qui le met, chaque fois, en rapport avec le monde. Si symboliser est un processus qui consiste « à représenter le réel par un « signe » et à comprendre le « signe » comme représentant du réel »4, alors le langage, écrit Benveniste, est  « l’expression symbolique par excellence »5 ; puisque représenter revient à signifier, à rapporter le réel par un acte sémantique. Ce propos, impliquant à la fois les questions de la mimésis, comme secondarité première du monde, et de la trans-subjectivité, comme réinvention du langage pour l’autre, nous introduit surtout à une pensée spécifique du langage par rapport au monde chez Benveniste. Ce dernier soutient, en effet, que le monde recommence chaque fois que la parole déploie l’événement, comme fait du discours. Cet événement se situe alors dans le présent de la parole. Il s’agit ici de concevoir le rapport entre langage, monde et culture. Plus exactement, il s’agit de penser une sémantique de la culture, déjà présente chez Benveniste.
 
Pour lui, il n’y a pas de sens sans sujet, sans valeur, sans intersubjectivité (l’homme dans sa relation avec l’homme, par le truchement du langage). Dans le sens où sa définition de la culture, étant discursive, revêt une dimension de subjectivation. En effet, on a vu que chez Benveniste la notion de culture est spécifique à la société des hommes, reste étroitement liée à une définition de l’homme. En ce sens, on peut supposer que si la langue est à la fois le modèle du langage et représente le domaine du sens (le sens comme valeur et valeur comme marque collective d’un sens), alors on peut déduire que l’individu et la société sont fondés dans la langue : « La société n’est possible que par la langue ; et par la langue aussi l’individu. »6 La langue comme un moyen pour l’homme « d’assimiler la culture, de la perpétuer ou la transformer »7. En définitive, le rapport entre l’homme, le langage et la culture s’explique en partie chez Benveniste par cette capacité de l’homme à inventer, à interpréter des symboles.
 
Chez Benveniste, on l’a vu, il y a cette idée que « la langue et la société ne se conçoivent l’une sans l’autre »8. Elle est aussi valable chez Sapir : « Eliminez la société, […]. Mais il est tout aussi certain qu’il n’apprendra jamais à parler, c’est-à-dire à communiquer ses idées selon le système traditionnel d’une société particulière. »9. Ce qui distingue ces deux citations tient dans leurs enjeux. Chez Benveniste, on a tenté de les montrer. Il convient à présent de les comprendre chez Sapir.
 
Le langage chez Sapir, on l’a dit, est une composante ou un produit de la culture. En ce sens, il s’acquiert, il s’apprend. Il s’agit cette fois d’une pensée du langage comme fait psychologique. Pour Sapir, parler, c’est se lancer dans une aventure de la parole très complexe. Ce propos engage, au fond, le rapport entre le représentant et le représenté. Le principe consiste pour un élément du discours (représentant ou substitut) de désigner un autre élément appelé le représenté. Ce point de vue est grammatical. L’exemple à même de nous éclairer sur ce rapport est celui du haricot naturel, ayant une forme de rein, et qui est préconisé dans les maladies rénales.
 
Ce rapport chez Benveniste est un rapport de signification. Puisqu’il pose la question de savoir comment ça fait pour représenter quelque chose, comme faire du réel une donnée sémantique. Tout ceci se rapporte au problème du langage. Chez Sapir le langage ne se réduit pas à un simple instrument culturel. Il est un matériau qui sert à transmettre des idées, voire des valeurs. Des valeurs de sens. Cette position est celle d’une herméneutique, inspirée de Heidegger.
 
Le langage aurait, en cela, le pouvoir de contenir les valeurs d’une culture, si l’on s’appuie notamment sur l’exemple des proverbes, propres à chaque langue. Le langage chez Sapir est heuristique ; il est informant et donc inventrice. Il a le pouvoir d’analyse, d’interprétation. Cela signifie que même lorsqu’on travaille le langage, on ne peut pas sortir du langage. De fait, la pensée de Sapir tourne autour de l’homme, la culture et le langage. Pour lui, la notion de culture, qui est une forme de culture idéale, renvoie au groupe humain qui a des valeurs. Des valeurs identifiées aux bonnes manières. Cette notion s’oppose ici au terme anglais Folk, dont la signification est gens en français. Ce vocable souligne cette distinction entre bonnes manières et manières. Un antagonisme analogue à celui construit par l’adage : « séparer le bon grain de l’ivraie ».
 
Cependant chez Norbert Elias, anthropologue et sociologue, l’idée de culture revêt une autre signification de l’âme d’une nation ; le terme âme pris au sens de l’Ésprit. Cette définition confère à la notion de culture le statut d’une idéalité substantielle d’une nation. Chez Edward Tylor, lui aussi anthropologue, l’idée de culture implique le primat de la société sur l’individu. Or, Sapir refuse le primat du groupe sur l’individu. Pour lui, il s’agit au contraire de penser une relation de réciprocité entre le groupe et l’individu. Cela met en relief l’éternelle distinction entre éthique et morale. Ici, l’idée est que même lorsque les gens ne le savent pas, ils sont mus dans les valeurs collectives. C’est au fond à quoi renvoie la conception de l’Inconscient chez Hartmann.
 
Pour ce dernier, l’homme est comme la plante ; chaque chose est tributaire des autres. Chez Freud, l’Inconscient est un concept qui tient plutôt dans un complexe discursif, sur lequel on ne va point réfléchir dans le cadre de ce travail. Tout cela nous introduit, en tout cas, à la notion de signification dans la culture, présentée et glosée par Sapir avant Benveniste. Ce qu’il faut retenir est que le langage, comme meilleur exemple de la symbolisation, comme le lieu d’expression symbolique par excellence, est pour Benveniste l’interprétant de tous les comportements humains, y compris dans l’Art. Ainsi, la langue est elle-même l’expression de milliers d’individualités.
 
La notion de culture, dont il a été jusqu’ici question, est envisagée, on le sait, dans son rapport à l’art avec cette ambiguïté entre l’art et les arts, témoin d’un malaise évident. Il s’agit, en réalité, d’une distinction entre un problème théorique et empirique, responsable du passage des objets aux œuvres d’art. Les questions de ce passage sont d’ordre de la valeur, car l’art c’est le discours de la valeur. En ce sens, le langage est par conséquent la seule institution possible pour construire de la valeur. L’Art comme valeur ou activité invente l’objet et la valeur de l’objet. L’œuvre d’art se détache de l’objet dès lors que qu’elle affole les discours qui en rendent compte, dès lors qu’elle excelle son époque. Elle implique de ce point de vue une relation d’interprétance, qui est au maximum de sa nécessité. On revient à l’idée que le seul langage de l’art serait celui provoqué par les œuvres. Ainsi, on réduit les œuvres à des ensembles de signes que l’on décode et interprète.
 
Le passage des objets aux œuvres d’art révèle, on l’a dit, des problèmes discursifs liés essentiellement à l’ambiguïté entre les arts et l’art. Il est aussi au centre des débats suscités par la création du Musée de l’homme, en héritage du Musée d’ethnographie du Trocadéro. Ce passage opère un déplacement significatif : celui d’un musée spécialisé dans le travail de l’ethnographe, à celui qui réunit en un seul lieu plusieurs domaines y compris celui de l’ethnologue, dont le travail consiste à produire des théories à partir des données de l’ethnographe ; lequel opère sur le terrain par des observations directes. Sur ce dernier point, il faut reprendre le propos de Jomard qui, à partir d’une étude « sur le but d’une collection ethnographique », parlait d’une collection destinée aux productions des hommes étrangers. Cette remarque implique la question de l’altérité, de l’autre comme étranger par rapport à soi. Elle met également le doigt sur la question du Nous, dont parle Viatte lorsqu’il décrit l’un des secteurs du futur musée des Arts Premiers du quai Branly où il sera conservateur : « un secteur transversal d’interrogation sur les grandes questions que se posent l’humanité, permettant la comparaison entre les cultures, notamment entre la nôtre et celle des autres » 10.
 
Le problème de ce nous relève par ailleurs de la relation anthropologique traditionnelle qui est celle de nous et eux. Nous, dans le propos de Viatte, renvoie à l’Europe. Il implique du point de vue linguistique le tu. Nous équivaut ici à je et je, à je et tu, enfin à je et tu et il. Il ressort de ces observations un seul mode relationnel, qui est l’altruisme, représenté par le nous et eux. L’altruisme relève ici d’une sociologie de l’autre. Il signifie, d’un point de vue psychologique, cette disposition bienveillante à l’égard de l’autre. En termes concis, c’est la bonne intention, fondée sur la sympathie et dont le contraire est l’égocentrisme ou l’égoïsme. L’altruisme laisse l’autre comme étant de la seule responsabilité de soi. Cette dimension morale de l’altruisme assimile celui-ci à la bonne conscience.
 
Dans cette optique, on peut supposer que l’art est d’abord une question d’enjeux. Dans la phrase de Viatte, que nous avons citée plus haut, on peut souligner la nôtre et autres ; puisque ces deux vocables impliquent, il semble, un rachat collectif, comme valeur morale indivisible, du regard anthropologique européen. Cependant, en s’excluant de ces autres l’Europe constitue seulement le présent du dire de l’autre et met davantage en avant sa non-présence dans les Arts premiers.
 
On insistera pour conclure sur cette terminologie anthropologique des Arts premiers ou Arts primitifs, tous deux synonymes, a priori. Les Arts premiers désignent d’une façon générale les œuvres artistiques des peuples, dont l’organisation sociale et culturelle n’a pas subi l’influence des sociétés dites évoluées. Dans les pays anglo-saxons, cette expression est l’équivalent linguistique de Primitive art. La majuscule chez les anglo-saxons porte sur primitive, qui a cependant pour fonction de qualifier la nature de cet art. L’accent porté, en anglais, sur l’adjectif primitive montre qu’il s’agit d’un problème de nomination ou de qualification de cet art. Le primitif, ici, se situe du côté de l’élémentaire. C’est en ce sens qu’on peut affirmer que l’art nègre ou africain est élémentaire. Ainsi on pourra dire que l’Art nègre ou l’Art crétois fait partie des Arts primitifs, autrefois appelés arts « sauvages » par les surréalistes ou arts « primordiaux » par André Malraux, au début du 20ème siècle. L’adjectif primordial, ici au pluriel, désigne une conception pertinente de ces arts, défendus notamment par Apollinaire, Matisse, ou Claude Roy. Ce dernier, dans son ouvrage L’art à la source. Arts premiers, arts sauvages, postule qu’il n’y a pas d’art sauvage, parce qu’il n’y a pas de sauvage. Pour lui, il y a « art » dès qu’il y a civilisation.
 
Edward Sapir, Le langage, Introduction à l’étude la parole, Paris, Payot, 1967, p.231. Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale (1966), vol. I., chap. II, coll. « Tel », Gallimard, 1980, p.25. Edward Sapir, op.cit., p.8. Emile Benveniste, op.cit., p.26. Ibid., p.28. Ibid., p.25 Ibid., p.30. Ibid., p. 29. Edward Sapir, op.cit., p.8. Germain Viatte, « Un musée pour les arts exotiques », Le Débat, 108, janv.-fév. 2000, p.83.